Développement d’un point de vue

Critique cinématographique

En 1948, Jean Painlevé, célèbre auteur et réalisateur de films documentaires scientifiques, écrit cette critique destinée à défendre le film de Georges Franju « Le Sang des bêtes ».

(Le Figaro littéraire, 13 août 1949)

Texte de référence

(autorisation « Les Documents cinématographiques »)

Un documentaire n’a de valeur que si le sujet en a été ressenti par le réalisateur. Ce n’est pas toujours suffisant, c’est en tout cas nécessaire. Un documentaire qui ne représente pas le « cri » de son auteur, mais c’est toute cette médiocrité que les exploitants sont trop heureux d’évoquer pour expliquer qu’ils ne veulent pas de ces « casse-pieds ». […]

La France présente une des plus fortes cohortes de documentaristes de talent, généralement sur le plan poétique plus que sur le plan d’utilité directe pour l’homme, comme c’est le cas avec l’école britannique.

Imaginons maintenant que la conjoncture favorable se soit produite. Le film qui en résultera ne sera pas forcément public, même s’il est excellent en soi. Il ne suffit pas, en effet, que le sujet ait été ressenti par le réalisateur, il faut encore qu’il séduise le spectateur, excite son intérêt ou son imagination. Mais surtout il ne doit pas choquer. Un court métrage n’a pas le temps de se le permettre. S’il est trop expressif, arrière !… Film « noir »Or, comme par hasard, un documentaire vraiment sincère est généralement victime de cet ostracisme.

Cette menace pèse sur « Le Sang des Bêtes », documentaire nouveau et des plus importants par l’audace du sujet, la manière directe de le traiter, l’intensité de la réalisation, l’ambiance générale image et son qui ne permet pas d’échapper à son emprise.

Il s’agit d’un vrai « documentaire vrai » car Georges Franju, auteur du scénario et de la réalisation — c’est son premier film — a porté en lui son sujet pendant des années. Irrésistiblement, il a dû l’exprimer.

Aux portes de Paris, près des terrains vagues et du canal de l’Ourcq, trônent les abattoirs…

De ses longues pérégrinations, Franju ramena des images obsédantes qu’il nous restitue tragiques, rigoureuses, sans esthétisme, mélancoliques, tendres ou sauvages, parfaitement soulignées par la musique de Joseph Kosma. Or ce documentaire d’une si rare qualité risque de se voir restreint dans sa diffusion, les séquences d’abatage pouvant provoquer, par les faits eux-mêmes, un refus chez certains.

Il y a d’abord ceux qui s’évanouissent à le simple vue du sang, ensuite ceux qui ne veulent pas voir ni savoir que l’on tue des animaux. Mais la sensibilité à fleur de peau n’est pas de mise en face de l’expression d’un métier. Car cette partie du film devient un document de métier, d’un métier particulièrement dur et dont le dramatique ne peut ressortir que d’une interprétation individuelle du spectateur. Aussi, lorsque je fus appelé à faire le commentaire de ce film, je l’écrivis aussi net que le sont ses images.

C’est ce qu’encourt davantage encore « Le Sang des bêtes ». Il ne comporte cependant aucune torture : la perte de connaissance puis la mort sont instantanées. Qui de nous pourrait souhaiter mieux ? Les réflexes qui subsistent chez certains ne sont nullement liés à la souf­france. En outre, la brièveté des plans d’abatage n’autorise pas à dire que l’on se repaît de la mort d’un animal. Le montage, effectué par l’assistant réalisateur André Joseph, avec dextérité, sans insistances inutiles, met sobrement en valeur les saisissantes photographies du chef opérateur Fradetal.

Le problème est autre : « J’aime la viande et j’aime les animaux », disait un spectateur protestataire. C’est une forme de lâcheté (que je comprends d’autant que je la ressens jusqu’à l’écœurement pour des films ou des expériences sur des animaux même « inférieurs », comme on dit). Mettons que ce soit une affaire de glande surrénale… D’imagination aussi, car si l’on pleure le petit lapin de garenne brisé d’un coup de fusil, on ignore la longue agonie du poisson hors de l’eau.

Les images du « Sang des Bêtes » sont, d’autre part, des images d’art, et si l’art ne justifie pas tout, il permet bien des choses. La véracité en permet d’autres, et qu’y peut-on si la chanson que chantent les athlètes des abattoirs c’est « La Mer » de Trenet ? Elle a été enregistrée dans le film, où elle devient magnifiquement choquante, parce que c’était ainsi en réalité.

Ce film est indiscutablement une œuvre de premier plan. Et cependant il n’a été choisi pour un festival que sous la rubrique « avant-garde », ce qui est exactement à l’opposé du sujet et du style de ce film documentaire. « Avant-garde » est d’ailleurs une appellation 1925 qui n’a de sens que pour cette époque ; les films actuels qui s’y référeraient ne peuvent, par conséquent, être que d’arrière-garde. Le seul film expérimental nouveau qui apporte une recherche et une décou­verte, notamment par l’emploi du son, et qui aurait l’importance de ce que fut l’avant-garde, c’est « Lueur », du docteur Thévenard.

Classer « Le Sang des Bêtes » dans l’avant-garde signifie simplement « film réservé à un certain public ». C’est exactement aussi impropre et pour le moins aussi rudimentaire que de lui coller l’étiquette de « sadique » parce qu’on y voit du sang, alors que le but du film n’est pas de montrer regorgement d’un animal et que les images brèves correspondantes ne sont pas gratuites mais liées à l’ensemble indissociable des faits.

Ce point de vue personnel, que j’ai exposé très franchement, je ne cherche pas à l’imposer, mais j’ai été heureux de pouvoir le développer ici pour tâcher au moins de situer les questions que soulève « Le Sang des Bêtes » et qu’il continuera sans doute à soulever.

Jean Painlevé.

Source : Les Documents cinématographiques

ANALYSE

MÉTHODOLOGIE

Cf. => http://wp.me/PvVRy-3c

  1. se représenter la situation de communication (circonstances de la communication, usage auquel le texte est destiné, intention dominante)
  2. dégager l’organisation générale du texte.
  3. relever les aspects particuliers de l’énonciation.
  4. interpréter les unités lexicales, morphologiques et syntaxiques.
  5. associer la dimension non verbale pour construire du sens ; relier les informations visuelles à celles que donne le texte. (cf. ci-dessus)
  6. identifier le système des valeurs et des choix idéologiques.
  7. relier les informations à celles dont on dispose dans sa mémoire de manière à élaborer des significations.
  8. associer un texte à une image afin d’y dégager des éléments transversaux d’intercompréhension.
  9. faire une lecture et analyse de l’image dans un mouvement de va-et-vient texte/image.

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