Communication Congrès Chennai CAP/FIPF

Cinéma et médiatisation interculturelle en classe inversée et en EAD

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« L’œil est l’organe de la vision, mais le regard est acte de prévision et il est commandé par tout ce qui peut être ou, doit être vu et les négations correspondantes ». Cette citation de Paul Valéry nous invite à nous interroger sur les éléments liés à notre perception qui influe notre regard car percevoir, c’est d’abord tenter de reconnaître et c’est ce caractère de reconnaissance qui fait que nous soyons capables de re-connaître des éléments filmiques que nous n’avons jamais vus car nous construisons notre représentation par le principe d’analogie. Cet autre principe, décrit par Abraham Moles dans « La communication » (Paris : Reitz. 1971), qui est celui de l’intégration, fait que notre œil ne reconnaît pas une forme comme la somme de plusieurs formes mais comme un tout (exemple du cube, somme de six losanges), celui-ci s’ajoutant au regard que nous avons sur les choses. Enfin dernier point lié à notre vision et qui influe notre regard, c’est le défaut de notre organe – l’œil – cette persistance rétinienne qui fait que nous ne voyons pas 25 images par seconde mais un continuum filmique. Tous ces éléments, ajoutés à tous les médias audios, visuels, textuels, iconiques qui gravitent autour d’un film, prédispose tout naturellement la matière filmique comme matériau d’apprentissage en permettant de définir et de construire.

Nous verrons donc qu’à partir d’un large cadre théorique, on peut établir un classement d’informations apportées par les ressources cinématographiques qui puisse s’adapter au modèle pédagogique que nous voulons, associé à l’outil technologique adéquat, dans un objectif d’apprentissage en présentiel ou à distanciel ou plus en phase avec les dernières innovations en accompagnement et classe inversée.

Quelles théories pour quels usages ?

Du récit au cinéma, narratologie

De nombreux auteurs se sont interrogés sur la science du récit qu’est la narratologie. Ainsi, de l’analyse des contes de Vladimir Propp à Algirdas-Julien Greimas en passant par Claude Brémond dans une narratologie de type thématique ou de contenu, on peut retenir les éléments du récit suivants, que l’on retrouve tout à fait adapté dans le scénario au cinéma : de l’intrigue (passage d’un état initial en équilibre perturbé par un déclencheur ce qui oblige à une suite d’actions destinées à retrouver un état final à nouveau en équilibre mais différent, après un dénouement sanction), des moments de l’histoire (comme l’analepse ou retour vers le passé antérieur au moment de la narration, équivalent au flashback cinématographique ; la prolepse ou avancée dans le récit à un moment qui devrait se trouver plus tard dans la narration, équivalent au flashforward ; l’ellipse qui consiste à ne pas montrer certains événements pour laisser l’imagination travailler ou bien parce que ce serait trop long dans le récit d’autant qu’un film est en général limité à un temps de 2h de projection), des points de vue et des modes narratifs (point de vue omniscient ou focalisé, focalisation externe – récit raconté par un personnage extradiégétique, hors de l’histoire ou au contraire interne donc raconté par un personnage intradiégétique). Pour l’enseignant de français langue étrangère, c’est plutôt du côté de cette approche de la narratologie que nous pourrons faire étudier l’histoire racontée et sa structure, les actes selon leur logique et les fonctions des personnages. Pour l’enseignant de cinéma, c’est vers la narratologie de type modale ou de l’expression, décrite par Gérard Genette qui nous permettra de puiser dans l’analyse de l’image matière à formuler des activités médiatisées.

Quelles ressources utiliser ?

Classement des informations collectées

Certains auteurs ont analysé l’histoire de la formation à distance à partir de l’évolution des médias et des différentes technologies sur lesquelles elle s’est construite. Nipper (1989), par exemple, a proposé trois grandes étapes, trois repères chronologiques :

L’imprimé qui marque le début de la formation à distance et constitue la base des cours par correspondance. L’imprimé est le principal vecteur d’enseignement et de tutorat. On a alors un modèle pédagogique béhavioriste et cognitiviste car on s’attache alors à lire et à regarder.

Dès les années 60, s’ouvre l’ère du multimédia caractérisée par un usage de différents médias (imprimé, radio, télévision, vidéo) complémentaires et coordonnés en vue d’un objectif pédagogique commun. Le modèle est constructiviste : on discute, on construit en groupe

Dans les années 80, avec la naissance de la micro-informatique puis de la télématique, commence l’époque contemporaine qui se poursuit dans les années 90 et 2000 avec l’explosion d’Internet, du Web 2.0, des réseaux sociaux et de l’agrégation et qui permet d’explorer, de se connecter, de créer. Le modèle pédagogique se transforme en un modèle connectiviste. On a désormais un accès quasi illimité à un corpus filmique.

En classant donc toutes ses informations désormais disponibles sur le Net et en analysant les modèles pédagogiques correspondant à leur forme, on arrive à définir tel type de ressource cinématographique, pour tel type de pratique pédagogique.

Pratiques en accompagnement à distance

Le forum de discussion

Un des moyens techno-pédagogiques les plus accessibles puisqu’il ne nécessite pas de mise en œuvre est celui du forum de discussion. Il en existe des dizaines sur la Toile ; citons « discutbb.com » et « les-forums.com » pour leur interface en français. Mais pour que le forum engage une véritable discussion entre pairs, il faut que l’intervention de l’enseignant soit minimale et que le tutorat soit réactif c’est-à-dire que le professeur apporte une réponse à une demande précise en général méthodologique et socio-affective, plutôt que proactif c’est-à-dire que le tuteur propose une aide. (Mangenot, 2006). Le forum étant un outil de communication écrit et asynchrone, il offre cette particularité d’être accessible avec la possibilité d’une relecture après l’émission d’un message et révisable donc de pouvoir corriger son message après sa transmission (Clark, Brennan, 1991). Ainsi, on interrogera les étudiants sur une question très ouverte du genre « Pour vous, qu’est-ce qu’un bon film » et on laissera le débat se faire seul, sans intervention mais avec la contrainte d’un délai raisonnable de plusieurs jours. Pour des niveaux supérieurs, on pourra en demander une synthèse d’idées.

La plateforme d’enseignement à distance

Il serait trop long de développer ici les possibilités et les caractéristiques modulaires d’un ensemble de ressources et d’activités que par ailleurs nous avons déjà eu l’occasion d’expliciter lors du congrès de la FIPF de Sydney (voir actes publiés du 2ème Congrès de la CAP-FIPF, pages 353-363) mais on peut rappeler ici cette idée que la force du média que constitue le cinéma nous rapproche plus d’une narratologie de type de l’expression défendue par Genette que de celle de Greimas car on peut y voir l’influence du média informatisé sur les modalités de régulation et d’échange de l’information narrative. On peut en effet disséquer le matériau filmique en autant de parties qu’il a été nécessaire pour constituer un film : un synopsis, qui résume selon les six questions de l’hexamètre de Quintilien ; un scénario, qui inclut des mouvements, des structures narratives et du lexique précis ; un story-board, qui montre des échelles de plans permettant de travailler sur les distances et les quantificateurs ; un extrait sonore pour travailler sur de la compréhension orale des dialogues ; un extrait audiovisuel pour inviter à parler du passé ou du futur ; des planches de costume de personnages, pour travailler la description. Chacun des éléments peut être déposé dans un espace de stockage dédié sur la plateforme pour être mis à disposition de manière continue, à partir du moment où l’étudiant est inscrit à un module de formation qui lui donne accès aux ressources et aux activités liées à ces ressources. Le cas des réservoirs ou espaces de stockages en libre accès comme nous allons le voir dans ce qui suit, permettra un enseignement de type « Flipped Classroom » ou classe inversée.

Le réservoir sonore ou audiovisuel

Si l’on se réfère au travail de Michel Chion sur le son au cinéma pour qui « toute langue a pour désigner le sonore un répertoire de mots plus varié que ses usagers ne le pensent, et on ne peut se dire battu tant qu’on n’y a pas recouru. », il est intéressant de constater que lorsque celui-ci appelle « audio-vision le processus global de réception du film sonore dans lequel ce qu’on voit est influencé par ce qu’on entend et réciproquement », en dissociant le son de l’image et en travaillant exclusivement sur le son, on construit un récit qui n’a plus rien à voir avec celle qui est présente à l’image. Prenons le cas du film de Jacques Tati Les vacances de M. Hulot (1959) présenté longuement en atelier le 14 février au 3ème Congrès de la CAP-FIPF à Chennai afin d’illustrer nos propos. Cette séquence est la première qui suit juste après le générique du début et qui permet de mettre en place le décor, les personnages, l’ambiance du film. Lorsque nous coupons l’image, un autre film apparaît, que nous voyons avec nos « oreilles. » C’est d’ailleurs un élément remarquable car que sont en effet des apprenants, si ce n’est des « malentendants » de la langue seconde qu’ils sont en train d’apprendre. Or on s’aperçoit qu’il y a peu de films français qui comportent des sous-titres en français pour les sourds et malentendants. Encore plus rares sont ceux qui distinguent par un jeu de couleurs les dialogues des personnages situés à droite ou à gauche de l’image, cadre ou hors-cadre, bruitages et fond sonore ou bande musicale.

Concrètement, comment procéder ? La bande-son ayant été préalablement dissociée de l’image et mise en ligne sur un site tel que Soundcloud, qui permet de travailler de manière très précise sur les « moments sonores », on demande à des apprenants qui n’ont aucune information sur le film de travailler sur ce qu’ils entendent, d’abord en leur demandant une écoute précise et attentive sur les objets sonores et de leur agencement chronologique. On leur explique que la musique qui cadre la situation initiale (musique à connotation jazz commençant et finissant la situation) sert à baliser cette situation et qu’entre cette musique, tous les objets sonores qu’ils vont entendre correspondent à des réponses aux questions que l’on peut trouver à la première page d’un roman et qui sont « où ? » (à quel endroit se passe l’action) ; « quoi ? » (quel est le sujet de l’action) ; « qui ? » (quels sont les personnages) ;  « quand ? » (à quelle époque ou à quel moment se déroule l’action) ; « comment ? » (de quelle façon démarrent le récit et les événements). La bande-son étant en ligne, ils ont alors tout loisir d’écouter et de réécouter l’ensemble de la séquence qui fait plus de 6 mn. En général, les étudiants ne la réécoutent pas dans son entier mais s’arrêtent sur un objet qu’ils ont du mal à identifier, soit par la difficulté de distinction sonore soit par le mot qui leur manque en français pour le nommer, cataloguer ou le décrire. Dans ce cas, on leur demande d’essayer de le préciser dans leur langue maternelle, l’objectif étant plutôt d’essayer de construire la situation, non de décrire exactement ce qu’ils entendent.

Prenons un autre cas d’étude : le processus de narration dans un film en flux continu (streaming). Celui-ci est souvent plus lisible dans le court-métrage que dans le long car comme pour le conte, le format limité incite à une reconnaissance immédiate des codes. Prenons le cas d’un court-métrage dans lequel joue Jean Dujardin, encore inconnu à l’époque mais star reconnue internationalement aujourd’hui, « Rien de grave » réalisé en 2004 par Renaud Philipps. Dans ce film, disponible sur le Net, on demande aux a de noter l’enchaînement d’actions du déroulement comme qui sont autant de péripéties conséquences de la première action, le déclenchement celui-ci étant le défaut de signal du réseau pour un téléphone portable. Quand on sait l’importance que revêt ce terminal aujourd’hui pour la plupart des gens et surtout des étudiants urbains des universités, il est très facile pour eux de se mettre dans la peau du personnage – Jean Dujardin –la nuit au fond de la campagne, totalement affolé parce qu’il n’a plus son moyen de télécommunication fonctionnel. Or pour comprendre le film de fiction, il faut à la fois se prendre pour le personnage afin qu’il bénéficie par projection analogique de tous les schèmes que nous portons en nous et que nous ne nous prenions pas pour lui afin que la fiction puisse s’établir comme telle. C’est ce que Christian Metz appelle le « semble-réel ».

Interculturalité et transfert vers le cinéma national

Enfin, considérons que cet apprentissage langagier construit autour du matériau qu’est le cinéma, puisse être transféré vers le cinéma national des apprenants en langue étrangère, grâce aux notions acquises de lecture de l’image, de l’esthétisme du film. Car c’est un constat sur une réalité amère : de nombreux pays subissant la concurrence écrasante du cinéma américain, on assiste à une disparition progressive des petites salles de quartiers incapables de résister au formatage de regard ou d’écoute qui excluent les formats cinématographiques plus lents et moins bruyants. Et si nous posons la question à des jeunes Thaïlandais s’ils connaissent le réalisateur thaïlandais, Apichatpong Weerasethakul – Palme d’or 2004 – la plupart du temps la réponse est négative…

Bibliographie

  • Bremond (Claude). Logique du récit, Paris : Seuil. 1973
  • Genette (Gérard). Discours du récit. in Figures III, Paris : Seuil.1972
  • Baroni (Raphaël). La Tension narrative, « Poétique ». Paris : Seuil. 2007
  • Herman (David). La narratologie comme science cognitive. Online Magazine of the Visual Narrative – ISSN 1780-678X, septembre 2008. http://www.imageandnarrative.be/inarchive/narratology/davidherman.htm
  • Richaudeau (François). Une nouvelle formule de lisibilité. In: Communication et langages. N°44, 4ème trimestre 1979. pp. 5-26. Consulté le 22 mars 2013. URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_1979_num_44_1_1334
  • Celik (Christelle), Mangenot (François). La communication pédagogique par forum : caractéristiques discursives. Les Carnets du Cediscor [En ligne], 8 |  2004, mis en ligne le 01 novembre 2006. Consulté le 22 mars 2013. URL : http://cediscor.revues.org/695
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  • Nipper (S.) . Third generation distance learning and computer conferencing. In R. Mason & A. Kaye (Eds.), Mindweave: Communication, computers and distance education (pp. 63–73). Oxford, UK: Permagon. 1989
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  • Gaudreault (André), Jost (François). Le récit cinématographique. Paris : Nathan. 1990
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  • Pinel (Vincent) Écoles, genres et mouvements au cinéma, Coll. Comprendre Reconnaître Éd. Larousse-Bordas. 2000
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  • Bergala (Alain). L’hypothèse cinéma, Petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs. Éd. Cahiers du cinéma / Essais. 2002
  • Metz (Christian). Essais sur la signification au cinéma, réédition des tomes I (1968) et II (1972) – édition Klincksieck. 2003
  • Metz (Christian). Le signifiant imaginaire – Psychanalyse et cinéma, Ed : Union Générale d’Editions, Coll. 10/18. 1977
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  • Chion (Michel).  Jacques Tati. Coll. « Auteurs », Paris : Cahiers du Cinéma. 1987
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  • Quandt (James), Apichatpong Weerasethakul, Vienne : FilmmuseumSynema, 2009

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